GOTLIB
Jactances

Sélection d'éditos de Gotlib parus dans la revue Fluide glacial. On y trouve notamment celui-ci:

"Mon Dieu, en ai-je vu des merveilles, tout au long d'une existence entièrement vouée à la quête des Beaux-Arts ! Depuis l'aube de l'humanité, toutes les fois où la création humaine explosait, moi, citoyen du monde artistique, j'étais là. Au long des siècles, les évènements les plus grandioses m'ont eu comme témoin.
Aussi loin qu'on puisse remonter dans le temps, je peux conter la légende des siècles du génie humain. J'étais à la création d'Electre, assis sur les gradins du théâtre antique, parmi les dieux de l'Olympe. Je revois Sophocle, livide à la vue du plus féroce critique de l'époque dans la salle. Sera-t-il descendu en flammes ? J'ai assisté à la passion d'Arnoul Gréban sur le parvis de Notre-Dame, parmi la foule des rustres, des manants et des bourgeois hurlant "Noël" et réclamant à cor et à cri un bis de la scène de la crucifixion, cependant que Quasimodo répétait sans arrêt "... belle... belle".
Lorsque Molière donna son ultime représentation sur la scène du Théâtre Français, j'étais là aussi. J'ai vu, de mes yeux vu, Jean-Baptiste Poquelin le Grand s'effondrer, j'ai entendu crier : "Rideau bordel ! Baissez le rideau !", ainsi que l'annonce du régisseur : "Y a-t-il un médecin dans la salle ?"
J'étais présent lors de la bataille d'Hernani. J'ai admiré les jeunes loups romantiques, crachant au visage des classiques.
J'ai dû retenir Hugo qui s'apprêtait à envoyer un coup de pied à Racine, ce dernier solidement maintenu par Alexandre Dumas qui hurlait en ricanant : "Vas-y Victor ! Dans les couilles !"
Et Cyrano ? Mes aïeux ! Quel souvenir que la première de Cyrano ! Assis au premier rang entre Jules Renard et Octave Mirbeau, j'ai eu la primeur du chef d'oeuvre. Dans les coulisses, l'auteur, mort de trac, et Coquelin tentant de lui remonter le moral : "T'en fais pas mon pote, c'est dans la poche !" Et à l'entracte, Jack Lang remettant la Légion d'Honneur à Edmond Rostand (Coquelin qui jouait Cyrano m'avait glissé à l'oreille : "Merde alors, tu trouves pas ça dégueulasse ? ! Tu trouves pas que c'est moi qui aurais dû l'avoir, non ?!)
Quant à Sarah Bernhardt dans l'Aiglon, il y a cette anecdote qui a fait le tour du monde. La grande tragédienne avait, comme on sait, une jambe de bois. Lorsqu'on frappa les trois coups, j'ai dit à mon voisin : "Tiens, la voilà !" Or, il se trouve que mon voisin , c'était Tristan Bernard qui s'est empressé de s'approprier mon bon mot dans sa chronique de La Vie parisienne. Ces mecs qui vous pompent partout, ça me dégoûte. Enfin, passons.
Et les ballets russes ? Et Diaghilev ? Et Nijinski lorsqu'il créa L'Après-midi d'un faune ? Là encore, j'étais présent, j'ai tout vu, tout entendu, tout admiré. J'étais si bien placé qu'à la fin du spectacle, lorsque les danseurs saluaient, j'ai même remarqué la carte de France sur le collant de Nijinski qui, dans l'élan irréppressible de sa création avait éjaculé sans le faire exprès.
J'étais au Metropolitan de New York lorsque la Callas monta si haut dans les aigus qu'elle émit son fameux "couac" qui lui ouvrit les portes de la postérité pour l'éternité. J'étais au Bataclan lorsque Beckett donna Godot. J'étais à l'Olympia pour applaudir Caruso dans La Bohême. J'étais aux Trois Baudets pour le premier concert de Miles Davis. J'étais à la taverne de Liverpool lorsque quatre gamins en culottes courtes et la morve au nez n'avaient encore rien révolutionné que dalle.
J'étais partout. J'ai vécu tous les grands moments. Sous les plafonds décorés, dans les salles majestueuses, parmi les ors, les émaux, les camées, les tissus lourds, flamboyants, sous les lustres de cristal, côtoyant les plus grands dans les salles, admirant les plus grands sur les scènes.
Mais aussi intenses que furent ces milliers d'émotions, aucune d'elles n'atteindra jamais celle ressentie au plus monacal de tous les spectacles auxquels il me fut donné d'assister. Une scène nue, aucun décor, aucun accessoire sauf une chaise. Aucun choeur antique sauf un type caché derrière une contrebasse. Comme seule et unique action, au lever du riideau, l'artiste entrant, posant son pied sur la chaise, sa guitare sur sa cuisse et entamant dans le silence son inoubliable intro, do majeur, sol septième, pouma-pouma-pouma-pouma.
Et Brassens chantait. Et des frissons couraient tout le long de mon corps. Et de l'eau de la claire fontaine dégoulinait le long de mes joues. Pourtant, il n'y avait rien de triste, au contraire. Du bonheur. Uniquement ."

222 pages

Fuide glacial (1998)
Merci à André Bouzou de nous avoir signalé cet ouvrage.

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